Physical Address

304 North Cardinal St.
Dorchester Center, MA 02124

La cruciale semaine des primeurs, miroir des richesses et des fragilités du vin bordelais

C’est loufoque de passer trois jours dans le Médoc, sur la rive gauche de la Gironde, de rencontrer une quinzaine de responsables de domaines et de ne pas déguster leurs vins. C’est encore plus incongru pendant la semaine des primeurs, ce moment crucial où les maisons prestigieuses font goûter pour la première fois leurs cuvées issues des vendanges de 2023 à 5 000 professionnels (négociants, importateurs, distributeurs, cavistes, restaurateurs, journalistes), dont un tiers viennent de l’étranger. Il s’agit de les séduire, mais surtout de leur vendre des millions de caisses qui inonderont ensuite le monde.
Nous sommes donc allés dans le Médoc, les 22, 23 et 24 avril dernier, non pour déguster, mais pour prendre le pouls des grands crus, loin de la crise des petits vins du Bordelais. Et comprendre ce qu’il s’y joue, car, au-delà du décorum, l’ambiance n’est pas à la fête non plus. Nous avons croisé des acheteurs chinois, américains, australiens, britanniques, suédois, brésiliens… Nous avons assisté au ballet des limousines ou des autocars griffés « VIP Wine Tour », dans cette terre de vigne de 70 kilomètres aux appellations prestigieuses (margaux, saint-julien, pauillac, saint-estèphe).
Le paysage du Médoc est aussi plat et tristounet que les propriétés sont opulentes : châteaux décoratifs du XIXe siècle dans leur jus, riches en mobilier signé et en tableaux de maître, pelouses parfaites, gravier impeccable, allées majestueuses, arbres centenaires, chais conçus par de grands architectes où s’alignent des centaines de barriques qui valent de l’or. Tout est fastueux. « On doit faire apprécier et vendre notre millésime 2023 à des clients qui viennent de Hongkong ou de New York. Alors il faut les faire rêver et leur montrer que nous sommes forts », sourit un propriétaire, qui arbore le pantalon moutarde et la chemise bleu ciel.
Les clients sont en effet bien soignés. Accueillis par des hôtesses, dégustant dans des salons cossus, ils ont droit à des déjeuners de haut vol mitonnés par des chefs parfois étoilés, durant lesquels les maisons servent d’anciens millésimes afin de vendre le nouveau. Le Château Marquis d’Alesme (margaux) s’est démarqué en organisant un dîner au saké pour des clients privilégiés. Pédesclaux (pauillac) a offert, lors d’un dîner, des cuvées de 2005, de 1998, et une « qui avait 70 ans », raconte le directeur, Emmanuel Cruse. « Allez faire ça en Bourgogne ou en Italie… », ajoute-t-il. Lors d’un déjeuner au Château Giscours (margaux), le directeur, Alexander Van Beek, a servi des cuvées 2015 et 2010 avec des filets de caille aux asperges blanches à des importateurs néerlandais, dont un nous a demandé « pourquoi le gouvernement français ne défend[ait] pas mieux son exceptionnel vignoble, comme le font les Italiens ou les Espagnols ».
Il vous reste 83.86% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

en_USEnglish